Interview avec Christoph Strasser
Photos: (c) Lex Karelly
En juin, l’Autrichien Christoph Strasser a remporté pour la troisième fois de suite et la sixième fois au total, la course de cyclisme d’ultra endurance traditionnelle partant de la côte ouest vers la côte est des États-Unis. C’est un record!
4 939 km, 53 400 mètres de dénivelé, 8 jours 6 heures et 51 minutes. Ces chiffres sont incroyables, et tout simplement impressionnants. Comment s’est déroulée la course? Peux-tu partager avec nous ta course et tes émotions vues de l’intérieur?
Avant le départ j’avais des sentiments mitigés entre confiance et un énorme respect, ce qui est bien. Même si je participais déjà pour la 9e fois, on ne peut jamais être sûr de franchir la ligne d’arrivée en bonne santé, il y a tellement de choses qui peuvent survenir sur une telle distance (santé, chute, panne, météo). Et il n’y a pas de raison qu’elles n’arrivent pas à un tenant du titre et détenteur de record. C’est pour cela que j’évite toujours de me sentir trop sûr de moi.
Au bout de cinq heures déjà, après avoir surmonté les premières montagnes et atteint le désert, j’ai vécu ma première grosse crise. La chaleur accélérait mon pouls, ma performance chutait au plus bas, c’était un véritable combat à vélo et je pensais: «comment vais-je supporter cela pendant 8 jours, si je suis déjà au bout de mes forces dès le début?». À vitesse réduite, j’ai atteint la première nuit. Il faisait un peu plus frais, mais j’étais extrêmement fatigué et je risquais la somnolence. Mais je savais que la première nuit fait toujours partie des plus difficiles, puisque le corps a toujours son biorythme habituel qui changera de façon drastique pendant la course. Beaucoup de problèmes s'atténueront alors ou disparaitront même, la fatigue psychologique sera également moins forte.
À partir de la deuxième journée, ça se passait relativement bien. J’avais trouvé mon rythme, j’avais plus d’énergie qu’au départ et pris pas mal d’avance sur mes poursuivants, ce qui me motivait davantage.
Les deux derniers jours et nuits étaient à nouveau très éprouvants. Le trafic augmente, le manque de sommeil est épuisant et les montées courtes mais très raides des Appalaches consomment les derniers restes d'énergie
Les conditions météorologiques compliquées étaient très éprouvantes pour toi cette année. Comment as-tu géré cette situation sur le plan mental? Que se passe-t-il en règle générale dans ta tête pendant une course?
Le mauvais temps, la forte pluie au cours de la deuxième moitié de la RAAM avaient évidement un impact très négatif au début. Après tout, nous connaissions les prévisions et savions que la météo n’allait sans doute pas s’améliorer pendant plusieurs jours jusqu’au franchissement de la ligne d’arrivée.
Durant les premiers jours de la course il faisait chaud, même très chaud, mais en principe, il s’agit du temps habituel dans l’Arizona et j’y étais préparé. Je luttais quand même contre la chaleur et un temps fabuleux de moins de 8 jours, que je souhaitais atteindre, semblait désormais impossible. J’avais 2 ou 3 heures de retard sur la distance nécessaire. Mes données liées à ma performance étaient tout aussi bonne que l’année dernière (2018 j’ai terminé en 8 jours et 1 heure), mais ma vitesse était moins élevée en raison du vent défavorable. Je me mettais moi-même la pression, je me demandais souvent pourquoi je prenais quelques heures de plus alors que je me donnais à fond. Quand en plus, il s’est mis à pleuvoir, j’étais d’abord extrêmement frustré, mais bientôt, mon humeur s’illumina: j’abandonnais mon objectif de terminer en moins de 8 jours et j’acceptais que sous ces conditions, ce n’était pas possible. À partir de ce moment, mon seul but était de faire de mon mieux et de franchir la ligne d’arrivée aussi bien et aussi rapidement que possible. La bonne humeur se fit à nouveau ressentir, le plaisir au sein de mon équipe technique augmentait sensiblement et je supportais tout simplement la pluie sans m'énerver.
Physiquement, c’était évidemment très dur. La peau des mains et des pieds prend un sacré coup malgré les protections contre la pluie. À certains endroits, la peau est toute ramollie et ridée, ce qui provoque des douleurs lors de chaque coup de pédale, comme si l’on marchait sur des petites pierres pointues. Mais les derniers miles de la RAAM sont toujours extrêmement éprouvants, quand il fait chaud et sec c’est la chaleur étouffante qui peut être problématique. Comme ça au moins, je n’avais pas chaud et j’étais «fraîchement» douché!
Je peux vous dire très rapidement ce qu’il se passe dans ma tête en règle général: le moins possible! Comme je suis en contact avec mon équipe par radio et que j’écoute de la musique diffusée par les haut-parleurs de la voiture d’accompagnement, ou qu’on me lit les messages de mes fans et les messages vocaux de mes amis, je ne m’ennuie pas. Moins j’ai le temps de réfléchir, mieux c’est. Je mets encore l’accent sur l’importance d’une équipe bien rodée qui me divertit. Si je n’étais pas aussi bien entouré, je pense que je ne supporterais pas la monotonie de la course.
Entre Oceanside sur la côte pacifique et Annapolis sur l’Atlantique, tu as seulement fait cinq pauses pour dormir et sept mini-siestes (temps total de sommeil: 9.5 heures). Comment t’es-tu préparé à une telle performance? À quoi ressemble ton entraînement? Peux-tu nous donner un aperçu de ta routine d’entraînement?
On aimerait croire qu’on peut s’entraîner à vivre avec le manque de sommeil ou qu’il s’agit d’une capacité spéciale qui n’est pas donnée à tout le monde. On compare souvent ces situations à sa vie personnelle et à l’état déplorable dans lequel on se trouve lorsque l’on n’a pas dormi suffisamment durant deux nuits de suite.
Dans ma vie quotidienne je suis pareil. J’aime bien dormir 8 heures. Mais je suis persuadé que n’importe qui peut s’en sortir avec moins de sommeil quand il est confronté à une situation extrême, et que le corps ne mobilise ces ressources que dans ces situations précises.
Après tout, je me prépare pendant des semaines à l’avance au manque de sommeil que je subis durant la RAAM. Je ne suis pas pris par surprise, j’ai tout planifié. Et je ne peux pas surmonter la fatigue à moi seul, j’ai besoin de mon équipe, je ne me sens jamais seul et mon équipe entame des conversations avec moi, me remonte le moral ou me donne des boissons à base de caféine lorsqu’elle se rend compte que je subis une phase de faiblesse.
L’entraînement physique est géré par un entraîneur professionnel, mais contrairement à ce que l’on pense, il n’y a rien de vraiment exceptionnel. Des entraînements excessivement longs ou durant la nuit ne font pas partie de mon programme. Cela aurait seulement des effets négatifs sur la régénération. Tout l’art réside dans la capacité de mêler les unités longues d’entraînement fondamental et le fractionné de haute intensité de manière à améliorer mes performances dans les deux domaines, sans perdre en vitesse ni en endurance de longue durée.
En pratique, cela signifie un total de 780 heures d’entraînement au cours des six mois précédant la RAAM, dont de nombreuses séances d’endurance de 6 à 7 heures dans la fourchette inférieure et des «unités brutales» plus courtes, avec des intervalles «all out» de 4, 8 ou 16 minutes. Mon objectif est d’augmenter mon seuil FTP à plus de 5 Watt/kg, ce qui n’est vraiment pas facile étant donné la longueur de la course. Mais l’entraînement se poursuit encore après la RAAM. En été j’ai encore participé à la Race Around Austria et en septembre plusieurs courses contre-la-montre sont au programme avant de commencer l’entraînement pour l’année suivante, après une courte période de hors saison.
Le cyclisme est de plus en plus technique. Les intensités sont déterminées suite à des tests et résultats de laboratoire. Comment te répartis-tu ta course sur les près de 5000 kilomètres? Comment contrôles-tu l’intensité pendant la course? Pendant ces 8 jours, que manges-tu, que bois-tu et à quels intervalles?
Je trouve que les accessoires techniques sont d’une grande aide. Entre temps, je ne peux plus m’imaginer un entraînement sans mon mesureur de puissance power2max. Par ailleurs, il y a le changement de vitesse électronique et l’appareil radio Terrano avec oreillette intégrée au casque dont je ne voudrais plus me passer. À travers l’entraînement géré en fonction de ma puissance (watts), je connais parfaitement mes niveaux de watts pour bien répartir ma course et la rythmer. Même si là encore, la RAAM a une particularité: en raison de la distance énorme, il n’est pratiquement plus possible d’augmenter son rythme à partir de la deuxième journée, là déjà, la performance baisse. Il n’est possible de l’augmenter réellement durant les 24 premières heures seulement. Et là encore, je ne peux pas vraiment me fier aux valeurs d’entraînement, puisque la chaleur accélère le pouls et que je ne roule que brièvement aux niveaux que je connais grâce à l’entraînement quotidien. Par 40 °C ou plus, il est impossible d’obtenir les mêmes performances que par 25 °C. En fin de compte, je dois écouter mon corps et me sers des watts et de la fréquence cardiaque comme paramètres de contrôle.
La Race Around Austria est différente sur ce point. En 2018, les conditions de cette course «Challenge» de 550 km étaient très agréables et j’ai pu rouler avec une NP de 282 watts. Là j’ai pu rester dans l’intervalle de watt prévu du début jusqu’à la fin. (Si cela vous intéresse, voici l’analyse de la RAA Challenge).
L’alimentation est un facteur clé pour assurer une performance stable durant une course de cyclisme d’ultra endurance. On brule dans les 15 000 kcal par jour. Le but est de consommer environ 12 000 kcal, le petit déficit est voulu et ne pose aucun problème, puisque les réserves de graisse le compensent. Une telle quantité ne peut évidemment qu’être apporté sous forme de nourriture liquide. Les produits nutritionnels sportifs conventionnel risqueraient de surmener l’estomac. Mes produits nutritionnels «Ensure» contiennent 54 % de glucides, 17 % de protéines et 29 % de graisse ainsi que tous les micronutriments nécessaires. On y ajoute, selon la température, environ 1 litre par heure de boisson contenant des glucides et des électrolytes.
Au départ, il est difficile de se priver entièrement de nourriture solide. Évidemment, l’envie de manger des aliment acides, salés et épicés est grande, mais je dois me forcer à être cohérent dès les trois premiers jours avant le départ, quand je commence à changer mon régime. Pendant la course, la sensation est géniale: aucun ballonnement, pas de faim et même le goût (mes préférés sont chocolat et vanille) me plaît bien. Et dès que j’ai le goût de l’Ensure en bouche, je sais que c’est la saison de la RAAM, et qu’il faut se donner à fond!
As-tu un secret que tu pourrais nous dévoiler?
La RAAM et les courses de fond similaires sont comme un puzzle à 1000 pièces, je peux difficilement en sortir une pour donner une astuce. Rien que la problématique de l’assise (rembourrage, selle, position, crème pour fessier) est une science à part et très individuelle. Je ne pourrais recommander à personne une selle parfaite, car chaque personne a un physique différent et par conséquent chaque cycliste aura besoin d’une autre selle.
Mais le conseil que je peux donner à tous ceux qui souhaitent s’améliorer: ayez de la patience et ne vous attendez pas à faire de grands bonds en avant en peu de temps. Il n’y a pas de raccourcis, il faut souvent plusieurs années avant d’être suffisamment en forme pour atteindre son objectif. Vous aurez des phases de faiblesse, des échecs et des défaites qui viendront se mêler à vos progrès et vos réussites. Tirez des leçons de vos échecs, soyez persévérant et n’abandonnez pas!
Merci à Christoph Strasser d'avoir répondu à nos questions!
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